Blum : ce nom renvoie à Léon, figure historique et politique d’une fratrie de quatre garçons. Sensiblement moins connu que Léon, René n’en a pas moins eu un rôle important dans la société parisienne de l’entre-deux–guerres. Pas de rôle politique, certes, comme son illustre frère, mais vif acteur de la scène culturelle et théâtrale de la capitale. Aurélien Cressely, lecteur d’un bel et important ouvrage biographique d’Anne Sinclair, « La Rafle des notables », y découvrit alors l’existence de René Blum et s’attela à dessiner un portrait de ce brillant acteur de la vie de la capitale artistique et littéraire.
À l’automne 2023, Gallimard publie Par-delà l’oubli sous la plume d’un jeune primo écrivain, Aurélien Cressely. Sous-titré « roman », notre auteur expliqua ainsi ce choix narratif : « Il ne s’agit pas d’une biographie de René Blum mais d’un récit inspiré de sa vie. Les faits historiques sont réels, quelques personnages ont été inventés mais la plupart ont existé et vécu les choses comme elles ont été écrites. J’ai pris néanmoins quelques libertés en ce qui concerne sa vie privée et sentimentale. » Soit, à la manière d’un Patrick Modiano, mêlant factuel et fictionnel quand il ressuscitait la mémoire de « Dora Bruder », ou qu’il célébrait le souvenir du destin tragique d’Hélène Berr dans les pages de son « Journal ». « Il faut longtemps pour que resurgisse à la lumière ce qui a été effacé » écrivait-il dans « Dora Bruder ».
Aurélien Cressely enracine son récit dans un socle d’éléments historiques sur et autour de la vie de René Blum : « L’écriture de ce livre m’a permis de découvrir l’immense travail de mémoire réalisé pour ne jamais oublier. » Témoignages des rescapés, identification des victimes, recours aux travaux des historiens, tout a contribué à dresser un portrait, sinon fidèle, du moins réaliste de la vie et du destin tragique du frère de Léon Blum. Pour que la figure de l’homme, « par-delà l’oubli », reste gravée dans notre Histoire mémorielle.

Le livre s’ouvre sur l’arrestation de René par trois agents de la Préfecture de police de Paris. « Il ne demanda pas la raison de son arrestation, il en connaissait le motif. Il était juif. Coupable d’être juif. » Quelques jours auparavant, il avait dû se rendre dans un commissariat pour s’inscrire sur une liste de Français désormais ostracisés : « Il y entra français et juif et en ressortit juif et français. » Au grand dam de la gardienne de l’immeuble qui verra passer au bas de son escalier René encadré de deux garde-chiourmes et d’un policier national, celui de la France collaboratrice : « Un Français qui participe à tout cela, ce n’est pas possible », murmurera-t-elle, désolée.
Quel sera le sort de ses frères, très unis dans leur fratrie ? Le plus connu, Léon, lui, « était incarcéré depuis septembre 1940 près de Riom, dans l’attente de son procès. […] Il était emprisonné en Auvergne, aux prises avec un régime prêt à lui faire payer le courage qui était le sien de s’être opposé au vote des pleins pouvoirs à Pétain, ce vieillard sénile empressé de brader la France à l’ennemi pour se réchauffer dans le confort bourgeois de l’Hôtel du Parc à Vichy. »
René n’était pas versé dans la politique, il était un homme de l’art, des arts, peinture, gravure et bibliophilie, rédacteur dans des revues littéraires et artistiques comme Gil Blas ou La Revue Blanche, habitué du Théâtre des Bouffes du Nord, ami de Proust qu’il admirait et dont il aida à faire paraître en 1913 le premier volume de « La Recherche » grâce à ses liens privilégiés avec Bernard Grasset. Dans les années 20, il fut même directeur artistique du théâtre de Monte-Carlo où il eut le bonheur de rencontrer Josette, une comédienne qui devint sa femme. Et la mère de leur fils. Union difficile de deux êtres que la scène artistique séparait trop souvent. Et, comble du désordre familial, leur enfant, dont René se reprochait d’avoir négligé l’éducation, fut même tenté par l’idéologie de L’Action française.
« René s’était battu jusqu’à sa ruine pour donner aux artistes les moyens d’exprimer leur art. […] Une vie passée auprès d’eux. Pour eux. […] Il connaissait l’importance du beau, lui qui avait fait de l’esthétisme son métier, son obsession, son fardeau, le cherchant, le prônant, l’instruisant tout au long de sa vie. Il savait que les livres renfermaient l’âme du monde et, pour cela, il en recherchait le meilleur écrin. » La seule vue de livres brûlés en spectaculaires autodafés relatés dans la presse, filmés dans les actualités cinématographiques, l’épouvantait.
Un bus emmènera tous ces hommes arrêtés vers une destination inconnue, passant dans les rues et places parisiennes devant les monuments, cinémas, théâtres, librairies, autant de lieux de vie intellectuelle et artistique qui ont fait le sens de sa vie, lui, l’homme des spectacles, des mises en scène et des représentations théâtrales. Tout comme son ami le dramaturge Jean-Jacques Bernard qu’il retrouvera avec un bonheur mêlé d’inquiétude – « quel soulagement, les larmes étaient proches... » -, emmené de force, lui aussi, par cette police française au service de l’occupant. Jean-Jacques, comme René, héritier de cette religion des ancêtres dont il payait le prix, victime de cette haine du Juif érigée en dogme par les envahisseurs nazis et relayée par de complaisants et lâches collaborateurs habités du même imaginaire collectif exploité par cette exposition qui s’affichait alors au palais Berlitz, « Le Juif et la France », où le visage de Léon, son frère, y était odieusement caricaturée, « nez tombant, lèvres épaisses, moustache abondante ».
Pourtant la France avait attiré de longue date les lointains aïeux de la famille Blum : « René avait grandi dans cette France des idées et de la fraternité des peuples. Lui et ses frères avaient été élevés avec le culte de la République. » Marie, la mère des quatre garçons, avait été marquée par le soulèvement de la Commune, symbole même « d’égalité et d’émancipation des êtres. » Et René, dans sa jeunesse, alors ouvrier dans une manufacture de tissage, avait observé le dur labeur des ouvrières occupées à la tâche onze heures par jour. Son frère Léon avait dénoncé une autre forme d’esclavage des femmes qui se perpétuait dans les institutions civiles et avait commis un courageux essai intitulé « Du mariage » où il dénonçait l’injonction faite aux femmes de prendre époux. Des mots sans détours ni faiblesses, écrits noir sur blanc, qui auraient pu être fatals à son destin politique.
Le camp où furent internés René et Jean-Jacques n’avait rien d’engageant et, pour alléger l’angoisse de tous ces reclus et éclairer quelque peu la noirceur du lieu, nos deux amis eurent l’idée d’organiser des « conférences » pour les camarades autour d’eux. Tous les sujets étaient possibles pourvu qu’ils soient source d’intérêt et de savoirs et dans leur groupe il y avait des spécialistes de science et de multiples sujets, René et Jean-Jacques étant eux-mêmes prêts à parler de littérature et de théâtre. L’attention et la curiosité autour d’eux furent sans limites. Et pour cause, ces conférenciers d’un nouveau genre étaient tous des savants dans leurs disciplines ! René et Jean-Jacques, hommes de l’art, savaient eux aussi « faire partager à leurs camarades d’infortune la magie du spectacle, les couleurs de la scène, la fabrique des rêves. » Une communauté d’hommes s’est alors constituée, facilitant à l’occasion l’entraide et l’acheminement de colis et de nourriture entre des individus qui, en temps de paix, étaient les acteurs de fréquentes et sévères oppositions et luttes de classes. « Tous les internés étaient des camarades comme les autres, patrons aussi bien qu’ouvriers. […] Devant la faim et le froid, les hommes devenaient égaux. La barrière sociale avait cédé. Une autre demeurait, renforcée par des mois de captivité. La condition juive. […] Pour René, être Juif était un héritage dont il avait été toujours fier, celui d’une sensibilité particulière et d’une mémoire millénaire.» Question cruciale qui pouvait encore diviser le groupe, tels ces échanges rugueux entre Mayer Goldenberg et Henri Jacob-Rick : « Penser que les Juifs puissent à eux seuls former un pays était une hérésie venant de jeunes esprits sans expérience et ignorant de n’avoir rien fait pour préparer le pays à la guerre » lançait régulièrement Henri à Mayer. Les vives réparties portaient surtout sur un Léon Blum « accusé de n’avoir rien fait pour préparer le pays à la guerre ». Sur un certain Theodor Herzl, également, théoricien d’une terre peuplée des seuls Juifs. « Fantasme littéraire » pour les uns, « dernier espoir » pour les autres d’échapper aux malheurs immémoriaux des communautés sémitiques. Il n’est pas jusqu’à la langue yiddish elle-même, qui, par ses intonations rugueuses, « portait les stigmates de la souffrance multiséculaire d’un peuple. Dans les chants entonnés par certains internés le soir, en guise de veillée, René parvenait à ressentir toute l’injustice d’une haine qui ne portait pas de visage, seulement de l’ignorance. » Au bout du compte, « Israël n’était pas un fantasme mais un salut. […] Et « ces Juifs-là y croyaient puisqu’ils ne pouvaient plus croire en rien d’autre, même plus en la France. »
Le train de ces pauvres détenus arrivera en gare de Compiègne, nouvelle étape avant Drancy où les malheureux prisonniers virent arriver parmi eux des enfants, « des tout-petits », que la gendarmerie malmènera en les dépouillant « des dessins et peluches gardés jusqu’ici précieusement. La discipline devait s’appliquer. La méchanceté aussi. » Très vite, il fut connu que ces bambins, et leurs familles, avaient été raflés au Vel d’Hiv’ le 16 juillet 1942. Et comme rien n’était assez ignoble aux yeux de cette Police de la honte, les petits furent séparés de leurs mères à coup de crosses de fusils. « L’humanité n’existait plus à Drancy. Elle avait laissé la place à l’immonde. » Après Drancy, halte à Pithiviers, nouveau jalon du malheur et de l’horreur. Puis le camp de Beaune-la-Rolande. Avant Auschwitz. René Blum aura toujours refusé de fuir son pays, de bénéficier du moindre traitement de faveur, de faire jouer un quelconque entregent pour échapper à la mort : « J’ai peur. Mais je préfère la peur à la fuite. C’est mon honneur et celui de ma famille. »
René Blum mourra le 28 septembre 1942, à 64 ans, dans un crématorium d’Auschwitz, cueilli à la descente du train par des officiers nazis « broyés par la haine et la brutalité », vociférant « WO IST DER JUDE RENE BLUM ? »
Roman terrible, et magnifique, à lire absolument, pour ne pas oublier le malheur du XXè siècle, 80 ans après Auschwitz.
JB
*Aurélien Cressely, « Par-delà l’oubli », Gallimard, coll. Blanche, 2023, 159 p., ISBN 978-2-07-302698-9. Il faut souhaiter que Gallimard publie ce roman sous peu en collection de poche Folio pour élargir plus encore son lectorat.
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