Au tournant du 20e siècle, Paris rassemble une communauté foisonnante de peintres, sculpteurs ou poètes. De nombreux mouvements modernes naissent. On retient de grands noms, l’impressionnisme de Monet, le cubisme de Picasso, le surréalisme de Magritte… mais peu de noms de femmes ont traversé l’histoire. Et pourtant, plus que simples muses et amantes, les artistes femmes ont apporté des contributions incommensurables à la vie artistique de cette période. Le livre Valadon et ses contemporaines. Peintres et sculptrices, 1880-1940 les met à l’honneur.
On présente souvent Suzanne Valadon en relation avec des hommes, la « trinité maudite » qu’elle forma avec Maurice Utrillo (son fils) et André Utter (son mari), ainsi qu’en tant que modèle de grands artistes masculins (Auguste Renoir, Henri de Toulouse-Lautrec, Jean-Jacques Henner…). Mais la présenter sous ce jour, c’est obstruer tout ce qu’elle a apporté à l’art du tournant du 20e siècle.
Suzanne Valadon, bien plus qu’une muse
Née Marie-Clémentine Valadon dans un milieu modeste en 1865, rien ne prédispose la jeune femme à devenir peintre. Les artistes femmes des siècles précédents étaient souvent nobles, ou issues de milieux aisés. Et restaient peu nombreuses, « une poignée d’exemples anecdotiques de réussite » réunit Vigée-Lebrun ou Rosa Bonheur, d’après Marianne Le Morvan, docteure en histoire de l’art.
« la première génération à rendre le terme “artiste” véritablement épicène »
Marianne Le Morvan
La jeune Valadon veut devenir artiste de cirque, mais une chute met fin à cette carrière. Elle vit alors à Montmartre et pose pour Pierre Puvis de Chavannes, Auguste Renoir, Jean-Jacques Henner ou encore Henri de Toulouse-Lautrec, sous le nom de Maria. Elle dessine, se forme et s’instruit au contact de ces artistes. Puis Edgar Degas repère son talent, la prend sous son aile, et l’encourage à poursuivre sa voie. Elle se lance dans la peinture et devient une figure imposante du Paris artistique du tournant du siècle.
L’une des premières femmes admises à la Société nationale des Beaux-arts, Suzanne Valadon repousse les limites et sujets dans lesquelles sont cantonnées les femmes. Marianne Le Morvan estime que Valadon fait partie de « la première génération à rendre le terme “artiste” véritablement épicène ». Suzanne Valadon est aussi la première peintre à se représenter entièrement nue, et de face, aux côtés de son compagnon André Utter dans Adam et Eve (1909).
Initialement prévu du 7 novembre 2020 au 14 février 2021 au Musée des Beaux-arts de Limoges, puis à Bourg en Bresse du 13 mars au 27 juin 2021, l’exposition Suzanne Valadon et ses contemporaines : l’art moderne au féminin accueillera le public sur réservations à compter du mercredi 16 décembre 2020. Mais si flâner dans les musées est une activité perturbée par le contexte sanitaire, le catalogue de l’exposition publié aux éditions In Fine permet de (re)découvrir les artistes femmes de l’époque en attendant la réouverture…
Contrairement aux précédentes expositions faisant figurer Valadon, celle-ci la replace dans un contexte d’émancipation des artistes femmes, et met son œuvre en rapport avec celle de ses contemporaines. Dans le catalogue de l’exposition, Valadon et ses contemporaines. Peintres et sculptrices, 1880-1940, quatre essais permettent au lecteur de comprendre l’accueil que réservait Paris aux artistes femmes.
Un milieu très masculin
Au 19e siècle, les académies privées ouvrent leurs portes aux femmes, et l’Union des femmes peintres et sculpteurs est fondée en 1881. C’est en 1897 que l’Ecole nationale des Beaux-Arts accepte les femmes. Et celles-ci ne sont autorisées à concourir au prestigieux Prix de Rome qu’en 1903, plus de 2 siècles après sa création. L’accès à la formation n’est pas pour autant synonyme de reconnaissance dans le milieu très masculin de l’art. Les artistes femmes sont victimes de préjugés ou de moqueries. Lorsque leur art est complimenté, c’est avec un vocabulaire masculin. Ainsi lorsque Suzanne Valadon se crée un nom, « son art puissant et solide est bientôt identifié comme “non féminin” ».
Les artistes femmes doivent naviguer des eaux troubles afin d’être (re)connues. Elles se font une place grâce à leurs relations filiales avec des artistes reconnus (maîtres, maris, frères…), mais sont souvent réduites à de pâles copies de ceux-ci. Camille Claudel devient visible grâce à son maître, Auguste Rodin, et son frère Paul Claudel. Mais les critiques voient dans son œuvre un génie qu’elle détient « non pas d’elle-même, mais bien grâce aux hommes de son entourage », explique Charlotte Foucher Zarmanian, docteur en histoire de l’art. Camille Claudel se tourne alors vers la sculpture de miniatures, loin de la monumentalité des œuvres de Rodin, et de sujets féminins comme avec Les Causeuses. Elle reste néanmoins presque indissociable de son histoire d’amour avec Rodin dans l’imaginaire collectif, un parcours semblable à celui de nombreuses artistes.
Les artistes femmes utilisent d’autres méthodes afin de se faire une place dans l’histoire de l’art. Elles prennent avantage des réseaux artistiques et salons de l’époque, immortalisent leur présence dans ces cercles grâce à des autoportraits ou en peignant les autres femmes qui y évoluent. Marie Laurencin se représente aux côtés d’Apollinaire, Louise Abbéma peint Sarah Bernhardt. L’allégorie de l’art est une femme, un avantage que les artistes n’oublient pas et elles s’emparent parfois de leurs propres traits afin de le représenter.
Le marché de l’art évolue à la même époque. De plus en plus de femmes deviennent galeristes, dont Berthe Weill. Les subterfuges auxquels elles ont dû recourir afin de se faire une place ont contribué à leur gommage de l’histoire. Berthe Weill, la première à vendre Picasso et Matisse à Paris, avait nommé sa galerie B. Weill. D’autres faisaient en sorte de ne pas utiliser un nom féminin, ou inventaient un galeriste toujours absent… Leur présence a néanmoins facilité la circulation des œuvres peintes par des femmes.
Les mouvements d’avant-garde
Le Paris du début du 20e siècle est un vivier des mouvements d’avant-garde. Les femmes sont présentes et actives lors de la création du fauvisme, cubisme ou surréalisme; mais elles restent en marge. Ces mouvements, souvent méprisants envers leurs membres féminins, les poussent à s’en éloigner.
Si le dadaisme et le surréalisme s’accrochent à une vision objectifiée et misogyne des femmes, celles-ci s’émancipent des thèmes qui leur sont habituellement réservés. Au revoir natures mortes et maternités, les femmes artistes s’intéressent à la sphère publique, aux tourments contemporains, crises et conflits, et abattent les tabous. Elles se réapproprient leur corps mais aussi celui des hommes. La bienséance empêchait les femmes de peindre la nudité, en particulier celle des hommes. Suzanne Valadon avait dû censurer la nudité masculine et recouvrir André Utter d’une feuille de vigne afin de pouvoir exposer Adam et Eve (1909). Au début du 20e siècle, des femmes représentent d’autres corps féminins dans des peintures à « l’homoérotisme clairement assumé », à l’instar d’Emilie Charmy représentant Colette nue.
Symbole d’émancipation des artistes féminines, Suzanne Valadon s’est métamorphosée de la muse à l’artiste. Le contexte lui a permis, ainsi qu’à ses contemporaines, de se créer une place dans le milieu artistique parisien. Effacées par l’histoire, ces artistes femmes connaissent une mise en avant depuis quelques années. Dora Maar ou Berthe Morisot ont eu droit à des rétrospectives. Le mouvement accrochées espère rendre visibles les œuvres des artistes femmes dans les musées. Mais il ne faudrait pas réduire leur valeur à leur genre. Ce ne sont pas des grandes artistes parce que ce sont des femmes. Ce sont de grandes artistes, et elles se trouvent être des femmes. Le mot artiste ne devrait pas être masculin par défaut, et l’on regrette de devoir préciser « artiste femme », comme si cela changeait la valeur d’une œuvre.
Valadon et ses contemporaines. Peintres et sculptrices, 1880-1940, chez In Fine, Editions d’art, 208 pages, paru le 15 octobre 2020, Prix de vente : 29€.
L’exposition Valadon et ses contemporaines : l’art moderne au féminin au Musée des Beaux-arts de Limoges ouvrira ses portes sur réservations à compter du mercredi 16 décembre 2020.
Le musée est ouvert tous les jours sauf le mardi, de 09h30 à 12h et de 14h à 17h et le dimanche de 14h à 17h.