Tragédie française de Franz-Olivier Giesbert, une tragédie partagée ?

Franz-Olivier Giesbert
Franz-Olivier Giesbert

Franz-Olivier Giesbert a publié le troisième tome de son « Histoire intime de la Vème république », sobrement intitulé « Tragédie française » en novembre 2023, dans la collection blanche de Gallimard. Compte-rendu. Tragédie française couvre la période Mitterrand – Chirac – Sarkozy – Hollande, et effleure les débuts du macronisme, dont on espère vivement qu’il fait déjà l’objet de la rédaction d’un quatrième tome.

« Mitterrand prétendait “changer la vie” en 1981. La présidence Chirac s’est enrayée sitôt commencée. Le repli s’est poursuivi, bon an mal an, sous leurs successeurs qui n’ont pas toujours démérité. La France n’a certes pas encore touché le fond, mais elle s’est laissée aller… Ce qui n’empêche ni les plaisirs, ni les joies, ni les chansons qui égaient notre vie, ni la nostalgie de ceux qui nous ont quittés – Aragon, Barbara, Johnny Hallyday, Belmondo… J’ai voulu raconter comme je l’avais vécu ce temps de faux espoirs et de vraies ruptures, dans un va-et-vient entre nos perceptions d’alors et notre regard d’aujourd’hui. Si mon récit vire parfois à la tragi-comédie, ne vaut-il pas mieux en rire, comme dirait Beaumarchais, pour ne pas en pleurer ? »

La proposition de l’auteur est la suivante : en tant que boomer, il a eu la chance de diriger plusieurs rédactions, de gauche comme de droite : Le nouvel Observateur, Le Point, Le Figaro (dans l’ordre de sa propre dérive idéologique).

Une évolution ou involution qui lui a permis d’être un proche de Mitterrand. Cette situation lui a assuré, au fil des ans, une intimité de salon avec les grands dirigeants français, le gotha politico-industrialo-médiatique de 1981 à 2020. C’est comme le vélo, ça ne se perd pas avec l’âge bien au contraire.

Bien sûr, il vante ses origines normandes modestes comme un rempart à une quelconque accusation d’entre-soi ; entre-soi qu’il critique lui-même chez les autres. Mais on hésite à lui faire ce reproche tant est verte sa plume et salée l’addition pour tous ceux qui l’ont croisé.

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C’est une expérience curieuse pour une femme de gauche que de lire la prose de cette homme devenu de droite. Un journaliste toujours proche des personnalités qui croit judicieux de livrer dans le même chapitre son analyse socio-économique du destin de la France et des détails sur son quasi-priapisme, soigné à grands coups de joggings dans les jardins du Luxembourg. Car telle est sa proposition littéraire : mêler ses souvenirs intimes et professionnels, dans un méli-mélo – parfois un peu foutraque – de faits issus de la très grande et de la toute petite histoire…

Mais qu’il est réjouissant de lire ce qu’on aimerait tant clamer haut et fort dès lors qu’on a l’heur d’appartenir à la « classe » politique ! « Classe » mis entre guillemets de rigueur tant le déclassement cognitif de cette catégorie de la population qui croit pouvoir dicter sa conduite au plus grand nombre est devenu effarante…

Jugez-en par la description féroce qu’il brosse de Jack Lang :

« S’il nous enlève la vie, notre dernier soupir nous débarrasse au moins de la vieillesse : morte la bête, mort le venin. Ce sont les mauvaises pensées qui passent dans ma tête quand, par malheur, je croise mon visage dans un miroir ou quand je vois Jack Lang accroché comme une moule à son poste de président de l’Institut du monde arabe. Plus de quatre-vingts ans, il ressemble à ces richissimes veuves américaines, au visage aussi tendu qu’un arc, après plusieurs ravalements. Il ne lui manque plus que des lunettes papillon, serties de diamants. »

Mais hahaha, comme disent les jeunes, quelle liberté de ton ! Que les amis de gauche se rassurent, il y en a pour tous les bords. Pour faire bon poids, je partage avec jubilation un passage qui décrit la formation du gouvernement d’Elisabeth Borne pour faire suite à l’élection de Macron en 2022 :

« Sitôt formé, ce gouvernement apparaît, comme les précédents, raplapla, sans têtes ou presque qui dépassent : par définition, un ministre de Macron n’existe pas, il n’est chez lui que dans le néant d’où il ne doit jamais sortir, sous peine de révocation, donc de mort. Toutes les personnalités ayant du caractère, fût-ce un tant soit peu, sont systématiquement écartées. Ainsi, après sa réélection, Macron décide de sortir Jean-Yves Le Drian. Même s’il paraît usé par des années de tabagie, le Duc de Bretagne a fait un sans-faute pendant 10 ans à la défense sous Hollande puis aux Affaires Etrangères depuis 2017. Mon ami Alain Minc dit au président tous les avantages qu’il aurait à le maintenir au Quai d’Orsay. « J’ai besoin de ministres dociles » répond Macron. Il pouvait difficilement trouver plus flexible. Eh bien non, ce n’était pas encore assez ».

Comme on le voit, ce livre est – je le répète – écrit par un boomer qui EVIDEMMENT s’inquiète aussi, à juste titre me semble-t-il, de la disparition d’une certaine liberté de ton.

On peut tous s’en inquiéter, d’ailleurs, mais pour l’instant réjouissons-nous en : qu’on soit de gauche ou de droite, on passe de bons moments à lire ce type d’ouvrages qui décrit une histoire que nous avons vécue.

Si l’intimité de l’auteur s’avére de loin en loin un peu gênante, du moins est-il sincère dans son narcissisme comme dans son auto-critique d’homme de gauche devenu de droite, profondément amoureux de son pays, lequel le lui a bien rendu. Mention spéciale pour les pages particulièrement émouvantes qui décrivent sa relation à sa mère.

Au final, Tragédie française forme un tout auquel beaucoup seront tenter de s’identifier, quitte à s’engueuler avec ce grand frère devenu un peu réac…

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