Winter sleep est un film de Nuri Bilge Ceylan. Un cinéaste doté d’un parcours consistant (Uzak, les trois singes, il était une fois en Anatolie) et fortement inspiré par Tchékhov. Son nouveau film a remporté le Prix Fipresci et la 67e Palme d’or à Cannes. Justifié. Déjà par la photo : les paysages d’Anatolie sous la neige rappellent Breughel l’ancien et les vues des villages troglodytes à peine illuminés les constructions de Gaudi.
Haluk Bilginer – belle gueule de Harvey Keitel mâtiné de Moustaki – interprète Aydin, un ancien comédien de théâtre retiré dans son village d’Anatolie centrale au sein d’une demeure transformée en petit hôtel. De prime abord, l’homme est sympathique, charismatique, brillant, érudit même. Il fait figure de hobereau lettré, d’« honnête homme » du XVIIe siècle.
C’est la saison creuse, les touristes s’en vont peu à peu. Winter sleep, la neige se met à tomber. Ce trio local de grands bourgeois un peu décalés – Aydin, sa jeune épouse Nihal et sa sœur Necla (encore affectée par un récent et douloureux divorce) – se retrouvent seuls confrontés à leurs conflits et leurs rancœurs. Aydin est en fait un homme riche qui a confié la gestion de ses biens à un fidèle régisseur avec lequel il entretient des rapports quasi ancillaires. La fortune dont il dispose provient de divers loyers dont il feint d’ignorer l’origine : elle est fruit de la location de misérables masures à de pauvres gens.
Or, ce Voltaire marchand de sommeil n’a de cesse de voir la paille dans les yeux des autres et d’ignore la poutre qui obscurcit les siens. Pourtant, à travers les conflits qui l’opposent à sa sœur et à son épouse, Aydin va peu à peu découvrir une étrange réalité, une vérité insoupçonnée : il est un homme cynique, suffisant et humiliant, aux yeux des autres.
Plusieurs scènes sont mémorables, notamment une « beuverie philosophique ». Deux scènes animalières sont à souligner. Dans la première, Aydin rend sa liberté à un cheval sauvage qu’il avait acheté pour « décorer » son hôtel ; écho à la liberté qu’il va rendre à sa jeune épouse qui cherche à s’émanciper. La seconde est capitale.
Elle n’est pas sans rappeler Chasseurs dans la neige de Breughel. Elle se déroule au lendemain de la fameuse beuverie philosophique. Aydin, armé et parti de son côté, s’est éloigné. Il s’approche d’une rivière et se déchausse un pied, un signe de mauvais augure qui suggère sa mort prochaine. Soudain un lièvre apparaît, il l’abat à l’a manière d’un sacrifice de substitution.
Au retour de ce dernier épisode qui fait écho à l’intime du sacrifice d’Isaac, Aydin comprend qu’il a changé… Qu’il a réussi à changer. Et les autres personnages ne sortiront pas indemnes de cette lucidité nouvelle comme de leurs propres vérités révélées.