Rennes. Expo Anticorps de Jessy Deshais, histoire d’une vie et d’un monde malade

Anticorps Jessy Deshai
Exposition Anticorps de Jessy Deshais, Drama galerie, 2023 © Benoit Beauchaine

Drama galerie présente l’exposition Anticorps de Jessy Deshais jusqu’au 31 octobre 2023. Dans son œuvre Dossier Santé, l’artiste écrit ses mémoires. Elle a consigné dans des carnets son quotidien réglé au rythme d’un traitement pour combattre une maladie auto-immune qu’on lui a diagnostiquée. Transposée sur chemise, son histoire croise sa vision d’un monde pris dans l’étau de l’épidémie du coronavirus. Entre vie intime et actualités, elle donne à lire des tranches de vie individuelle et collective.

Les débuts d’une œuvre ne s’expliquent pas forcément par de grands phrasés, de grandes réflexions qui amènent à la création. Elles sont parfois d’un naturel si affolant que nulle autre explication n’est nécessaire… Alors qu’elle rentre chez elle le 12 mars 2020 , après avoir appris qu’elle est atteinte d’une maladie auto-immune rare qu’il est urgent de traiter, l’artiste Jessy Deshais pense à sa chemise blanche, laissée au fond d’une armoire. Elle l’attrape et commence à écrire. « Ça a été aussi direct que ça », confie-t-elle. « Je l’ai sortie du placard, j’ai commencé et quand je suis arrivée à la fin, je me suis dit “il me faut une autre chemise”. » Ce besoin de retranscrire son ressenti est devenu l’œuvre Dossier Santé, aujourd’hui exposée à la galerie Drama galerie, 16 mail Louise-Bourgeois à Rennes. L’exposition Anticorps révèle ce travail de dessin et d’écriture, cette œuvre introspective qui raconte la médication et la posologie en totale transparence, mais aussi les maux d’un monde en souffrance.

jessy deshais
Jessy Deshais © Benoît Beauchaine

La narration est omniprésente dans l’œuvre de Jessy Deshais : elle écrit des histoires. Pourtant, le travail d’écriture est arrivé tardivement dans sa pratique. « J’étais dyslexique donc mes notes d’orthographe étaient égales à zéro », s’amuse-t-elle. « Je refusais d’écrire, mais ça a changé lors d’un voyage solitaire vers 1997. J’avais amené un carnet et je me suis mise à écrire dans l’avion, je ne me suis plus jamais arrêté d’écrire, soit dans des carnets, soit sur des œuvres. » Tout n’est une question d’histoires, mais commençons par la sienne, car il est question d’écriture, mais aussi de dessin.

Jessy Deshais, également illustratrice de presse, a toujours dessiné, entre œuvres personnelles et commandes. Elle ne saurait dire quand cette passion a débuté, mais elle se souvient d’avoir toujours voulu créer. « Je viens d’une grande famille et on se faisait des grandes salves de dessins tous ensemble, des petites bd avec des cases », raconte-t-elle.

Anticorps Jessy Deshais
Exposition Anticorps de Jessy Deshais, Drama galerie, 2023 © Benoît Beauchaine

Dans l’œuvre Dossier santé, on retrouve des petits bouts qui racontent l’histoire de Jessy Deshais. Il y a d’abord son amour pour la bande dessinée qui saute aux yeux. Ses chemises possèdent une structure graphique qui lui vient indéniablement des romans graphiques et des bandes dessinées : l’habit grouille d’informations comme dans les bandes dessinées d’aujourd’hui, où les mots et les dessins s’échappent des cases et des bulles.« J’ai passé beaucoup de temps à lire de la bd quand j’étais enfant et c’est encore le cas, comme la littérature et le cinéma. Je me nourris de ses différents médiums. »

Son top 3 : les auteurs de bande dessinée américaine Chris Ware à qui elle a rendu hommage dans un livre découpé, Charles Burns et Daniel Clows. « Daniel Clows fait des histoires cinématographiques à la David Lynch, des fictions étranges. Charles Burns aussi, avec un dessin très noir et dessiné. Chris Ware est plus dans le graphisme. Ce sont des histoires de vie qui vont chercher très loin. »

On ressent dans son travail son affection pour le papier, mais aussi pour la couture qu’elle a étudiée pendant un an dans le cadre du baccalauréat technique vêtement création et mesure (VCM), avant d’aller sur les bancs de la faculté d’art-plastique à Paris. « À chaque fois que j’écrivais sur la chemise, je tirais des fils avec l’aiguille pour créer des lignes, comme on fait en couture. Ça me vient aussi du graphisme. » Après sa licence, Jessy Deshais a travaillé pour une agence de presse, une des premières à utiliser la PAO (publication assistée par ordinateur). « Il m’est resté cette histoire d’édition, de maquette, de mise en page ». Encore une histoire.

« JessY Deshais puise dans son intime la matière qu’elle transpose ensuite sur les chemises. »

Benjamin, Massé, Drama galerie

Que serait une vie sans sentiments ? Jessy Deshais laisse libre court aux siens sur le tissu blanc : « J’apprends que j’ai une maladie, que je risque de mourir et qu’il faut faire vite. Le fait de mettre en œuvre, ça permet d’avoir une rigueur, une obligation. Je transcende mon mal par du bien. » La vitrine au fond de la galerie expose, comme des archives d’un passé enterré ses plaquettes de médicaments, mais aussi ses outils de travail qu’elle considère comme des outils thérapeutiques mis sur un même pied d’égalité que son traitement. « Je me soigne beaucoup par mon travail et je ne sais pas si ça irait bien, si je ne travaillais pas comme ça. » Elle a évacué dans la création et s’est ouverte sans filtre. « Je parle de mon histoire personnelle, mais les gens se reconnaissent parce que c’est dans le contexte du covid. D’autres ont vécu des passages semblables. »

Il est aussi question du monde dans l’exposition Anticorps. « Elle écrit son histoire et, à travers elle, celle du monde dans lequel elle vit, avec un peu d’humour et d’autodérision, mais aussi de désillusion face à la violence du monde », déclare Benjamin Massé, cogérant de Drama galerie. « Je parle du chaos depuis longtemps avec les livres découpés. C’est le chaos dans ma tête, mais c’est aussi le chaos idéologique et écologique », informe la dessiantrice. Entre vie intime et actualités, le public évolue dans le temps au fur et à mesure qu’il avance dans l’exposition : variole du singe, réactions à son traitement, guerre qui commence, changement de médication, détente, vaccination, etc. « Le post covid est pire que le confinement. On se remet à vivre n’importe comment, comme si ça n’avait pas existé. »

L’œuvre de Jessy Deshais ouvre des fenêtres qui peuvent, peut-être, faire changer d’états d’esprit. Quand l’artiste n’écrit pas d’histoire, elle les prélève. Ses livres découpés sont autant d’histoires qu’elle a extraites de son support pour en raconter une nouvelle. « Je me suis rendu compte que j’étais dans un travail d’opposition, je remplis ou je vide », analyse l’artiste. « Dans certains livres découpés, j’enlève toute humanité pour voir les ruines de sa fabrique, les ruines de notre passage. »

Anticorps Jessy Deshais
Exposition Anticorps de Jessy Deshais, Drama galerie, 2023 © Benoît Beauchaine

Dans l’exposition Anticorps, elle plonge le public dans les actualités d’un monde qui n’est pas tout rose. Elle donne sa vision avec une pointe d’humour quand même, car « l’art est forcément politique et social ». Anticorps, c’est au final la petite histoire dans la grande histoire et de quelle manière chaque individu a du gérer sa propre existence dans une situation exceptionnelle dont on ne connaissait pas l’histoire. « Je suis arrivée jusqu’à l’overdose de cette histoire. J’ai travaillé pendant deux ans, avec la radio non-stop, jusqu’à m’en rendre malade », confie-t-elle. « Je n’arrivais pas à la couper, je me disais que mes lecteurs avaient besoin de la suite. » Cette impatience d’arriver au bout se retranscrit dans son travail. Dans les dernières, plus de points rouges, des écritures noires.. « J’en pouvais plus, j’avais plus envie de dessiner, j’avais envie que ça se termine. »

La libération arrive trois mois plus tard que prévu : 24 mai 2023 sonne la fin du traitement et Jessy Deshais met un point final sur sa chemise. Le temps est passé, l’histoire est terminée.

INFOS PRATIQUES :

Exposition Anticorps de Jessy Deshais, jusqu’au 31 octobre 2023

Drama Galerie, 16 mail Louise Bourgeois, 35 000 Rennes

Ouvert tous les jeudis et vendredis soirs

Article précédentAu royaume des glaces, l’impossible voyage de la Jeannette de Hampton Sides
Article suivantMaen Roch Ille-et-Vilaine. L’Ecole des Sorciers du Rocher-Portail ouvre sa crypte aux trésors

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici