Rennes sous tension : immersion dans une ville sereinement à vif

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Agressions dans les quartiers comme en centre-ville, rixes entre jeunes, coups de couteau, règlements de compte mafieux, crispation sécuritaire : depuis la pandémie, Rennes est à vif. Derrière les statistiques de l’insécurité, des habitants, des acteurs de terrain et une jeunesse déboussolés. Mais tout Rennes est-il si noir ? Alors que le nombre de riverains inquiets des violences dans le centre-ville et la périphérie nord ne cesse d’augmenter, les habitants d’autres quartiers ne ressentent que peu la dégradation du bien-vivre-ensemble rennais. Portrait d’un paradoxe qui frappe la capitale bretonne.

Longtemps perçue comme un havre de paix au sein des grandes villes françaises, Rennes traverse une mutation sociale, urbaine et insécure. Capitale bretonne en croissance continue, animée par sa jeunesse étudiante et sa culture gaucho-alternative ainsi que par un dynamisme économique solide, Rennes est aujourd’hui confrontée à des aggressions à la fréquence augmentée au regard de la période pré-covid. D’où un sentiment d’insécurité de plus en plus ouvertement exprimé dans les médias locaux, les réseaux sociaux ou au détour des discussions de café…

Un café place Sainte-Anne samedi soir à 22h

« Oui, là, on part pour rentrer chez nous, car on ne sort plus comme avant. En tout cas, on ne sort plus jamais seules mais en bande de copines. Le plus souvent, on va sur le mail, mais peu à Sainte-Anne, ça craint trop : trop de bagarres, trop d’histoires, trop de taxeurs, trop de fêlés. Et quand on y est, comme aujourd’hui, on rentre avant 22h. » expliquent trois étudiantes qui habitent en colocation dans le quartier, à deux pas de la rue de Saint-Malo, naguère épicentre de la vie nocturne rennaise. Aujourd’hui, elles évitent d’y sortir, mais sont bien forcées de rentrer chez elles. Jamais après 23h, car « trop d’histoires d’agressions, de regards lourds. Ce n’est pas une peur permanente, mais on reste sur nos gardes. » Non loin, un bar où une violente rixe a éclaté la semaine précédente…

Des chiffres en hausse

Les données de la préfecture et du ministère de l’Intérieur montrent une augmentation des faits de violence dans la ville de Rennes depuis 2020. Entre 2019 et 2023, les violences volontaires enregistrées par les services de police ont connu une hausse sensible, notamment dans le centre-ville, les quartiers de la périphérie nord et autour de la gare. Les agressions physiques, les violences intrafamiliales, les rixes entre bandes rivales ou encore les actes liés à la consommation ou au trafic de stupéfiants apparaissent comme les principales causes de cette montée des violences.

Selon les chiffres du Service Statistique Ministériel de la Sécurité Intérieure (SSMSI), la métropole rennaise a vu :

Une hausse de 24 % des violences physiques non crapuleuses entre 2019 et 2023.
Une explosion des violences intrafamiliales, particulièrement marquée durant et après les confinements ;
Une recrudescence de faits de délinquance juvénile et de vols avec violence dans certains quartiers ;
A noter que, durant la même période, les atteintes aux biens (cambriolages, vols de voitures, etc.) ont stagné, voire régressé à Rennes (c’est le cas aussi à Saint-Grégoire tandis que Melesse a connu près de 50% de cambriolages en plus depuis le Covid).

Villejean, Maurepas, le Blosne en particulier

Mais pour ceux qui vivent la ville au quotidien, les chiffres sont secondaires. « Ce qui a changé, c’est l’ambiance », souffle un médiateur social dans le quartier de Maurepas. « Avant, t’avais des tensions, oui, mais là, c’est une colère sourde, permanente. Les gamins sont à bout. Ils n’ont plus de repères, mais de plus en plus d’armes blanches. »

Il pointe du doigt un groupe d’adolescents en station, casquettes vissées sur la tête, visages fermés. « Beaucoup ont décroché pendant le Covid. Collège, lycée, CAP : tout s’est effondré. Et personne n’a rattrapé derrière. » Selon lui, la violence ne vient pas de nulle part. Elle est le fruit d’un abandon social accentué par les confinements successifs. « Le virus, il a pas tué que des gens. Il a tué de nombreux rapports de confiance. »

La crise du Covid-19 a agi comme un catalyseur. L’isolement, la perte de repères, la déscolarisation partielle, le sentiment d’une monde dénué de sens, l’insécurité économique et l’effondrement de certaines structures associatives ont accentué les fragilités préexistantes.

dalle kennedy rennes

Violence visible, violence invisible

Au Centre Social Ty-Blosne, une éducatrice spécialisée évoque un quotidien saturé : « Depuis 2021, les situations de crise explosent. Les familles sont épuisées. Les violences intrafamiliales, les jeunes en errance, les passages à l’acte… » Elle raconte le cas de Y., 16 ans, impliqué dans une bagarre avec arme blanche. « C’est un môme paumé. Il a perdu son père durant le Covid, sa mère s’est enfermée chez elle. Il traînait, il cherchait une bande. Il l’a trouvée. »

La violence n’est pas toujours spectaculaire. Parfois, elle est sourde, rampante. Dans les écoles, les travailleurs sociaux parlent de tensions accrues entre élèves, d’une explosion des troubles anxieux. « Une génération post-Covid blessée », résume une directrice d’école primaire.

Au-delà des faits, c’est le ressenti des habitants qui pèse lourdement dans le débat. La multiplication des faits-divers, leur traitement médiatique et leur viralité sur les réseaux sociaux alimentent une perception de danger quasi permanente. Rennes est ainsi rattrapée par une dynamique nationale : la montée d’un sentiment d’insécurité diffus, peu ou prou déconnecté de la réalité statistique, mais tout aussi puissant dans ses effets politiques et sociaux.

C’est ainsi que, dans certains quartiers, des collectifs d’habitants s’organisent pour réclamer plus de police, de vidéosurveillance, voire une réorganisation de l’espace urbain avec la fermeture de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un espace public caché ou retiré. D’autres, au contraire, dénoncent une approche sécuritaire qui stigmatise la jeunesse et/ou les minorités. Rien de nouveau sous le soleil ? Si : une radicalisation et un enfermement de chacun dans son point de vue.

rennes police

Centre-ville : une insécurité palpable

Ce ne sont pas seulement les quartiers périphériques qui défraient la chronique. Le centre-ville de Rennes, lui aussi, a changé de visage. Il est depuis le Covid le théâtre de tensions nouvelles entre les riverains et des jeunes précaires, sans-abris, consommateurs de drogues, certains souffrant en sus de problèmes psychologiques.

Depuis 2021, les commerçants ne cessent de tirer la sonnette d’alarme. Vols, dégradations, agressions de clients… Le gérant d’un restaurant place du Colombier, ne cache pas son exaspération : « On a toujours connu des fêtards un peu chauds, mais là, c’est autre chose. Il y a de la violence gratuite. Des jeunes qui arrivent à plusieurs, qui tapent, volent, disparaissent. »

Quant aux employés qui travaillent autour de l’Esplanade du Général de Gaulle (anciennement place du Champ de Mars), gare comprise, ils sont de plus en plus nombreux à sortir du travail à plusieurs afin d’éviter d’être abordés, voire agressés, par des individus esseulés ou groupés en bandes interlopes constitués d’alcolos, de drogués, de dealers et – la tendance lourde depuis le covid, – de paumés psychologiquement mal en point et de mineurs isolés parfois prêts à tout car privés de tout.

Au demeurant, outre la mauvaise gestion des jeunes immigrés violents qui tourne au fléau, la France fait face à une progression des souffrances psychologiques et du nombre de souffrants dans l’espace public. Il faut dire que la sortie de la crise sanitaire s’est opérée sans filet social pour beaucoup. Les structures de prise en charge psychiatriques ont perdu le lien avec de nombreux malades auparavant pris en charge en hôpital de jour. Et la faiblesse continue des financements les a rendues incapables de travailler à la restauration du lien pas plus que de répondre aux besoins de nouveaux souffrants qui restent ainsi livrés à eux-mêmes et déambulent dans l’espace public en gobant ce qui leur tombe sous la main.

Une vision sereine

Pour autant, tout le monde ne partage pas ce regard alarmiste. Une partie des Rennais, notamment des étudiants et ceux qui vivent dans des zones résidentielles plus calmes, ne perçoit pas d’augmentation significative de l’insécurité. Pour eux, la ville reste globalement paisible, agréable à vivre, bien dotée en services et en espaces publics. « On entend beaucoup de choses, mais personnellement, je n’ai jamais eu de problème », témoigne Alain, retraité et habitant de Bréquigny depuis trente ans. « Il y a certes des faits divers et, sans doute plus d’incivilités qu’auparavant, c’est vrai, mais de là à dire que Rennes est devenue dangereuse, non. » Même constat pour Alban et Samya, jeune couple avec enfant, qui a emménagé il y a 3 ans dans le quartier Baud-Chardonnet, lequel leur donne entière satisfaction : « Franchement, notre quotidien est serein. ».

Ce sentiment est partagé par plusieurs acteurs associatifs qui, tout en reconnaissant l’augmentation inquiétante de la violence chez certains jeunes, pointent le rôle amplificateur des réseaux sociaux et des chaînes d’information continue. Ils appellent à distinguer la réalité des faits de leur mise en récit, parfois anxiogène, voire instrumentalisée. « On parle plus, on filme plus, on diffuse plus vite. Cela crée une impression de dégradation qui ne correspond pas toujours à l’expérience vécue, mais qui augmente l’inquiétude des gens », souligne une enseignante rennaise. Ainsi, la ville se raconte – selon ses quartiers et selon tels ou tels habitants – à travers deux prismes contradictoires : celui de la peur et celui d’une continuité teintée de peu ou prou de sérénité.

Les réponses institutionnelles : entre prévention et répression

En réponse à l’augmentation de la violence qui frappe le centre-ville, les trois quartiers sus-mentionnés et aussi les autres mais dans une mesure moindre, la maire de Rennes, Nathalie Appéré, ainsi que les préfets et ministres successifs ont multiplié les annonces à grand renfort de communication :

Renforts de police, notamment autour de la gare et du centre-ville
Création d’une brigade anti-incivilités
Opérations Place nette et autres opération anti-dealers qui se révèlent d’une efficacité toute relative
Ouverture de centres de médiation sociale dans les quartiers sensibles
Mise en place d’une carte scolaire augmentant la mixité sociale
Soutien accru aux associations de prévention spécialisée qui peinent toutefois à retrouver le niveau de financement d’avant la crise
Dispositifs de vidéosurveillance appréciés ou contestés.

Pour autant, force est de constater que le sentiment d’une ville perclus de violence n’a pas diminué. Et les coups de couteau continuent à rythmer les faits-divers de la ville, le dernier en date s’étant déroulé dans la nuit qui a précédé la parution du présent article.

Unité, diversité et fracturation

Si la mairie de Rennes, historiquement ancrée à gauche, tente de maintenir un équilibre entre cohésion sociale et fermeté sécuritaire, cet équilibre se précarise à mesure que les tensions s’exacerbent et que la sécurité devient le centre des débats publics. D’autant que cette question promet de s’amplifier à mesure que l’affaiblissement économique et social de la France ainsi que sa tripolarisation politique se poursuivront.

Ville de contrastes, Rennes se trouve, à un an des élections municipales, interrogé dans sa capacité à se concevoir dans un nouveau récit urbain et social unificateur. Le débat sur la violence sociale, dans ce qu’il dit du vivre-ensemble en intelligence, de la jeunesse et de l’espace public et du rôle des pouvoir publics, dépasse largement les faits divers et les statistiques réels ou perçus. Il interroge aussi bien les errements de la gestion régalienne que l’unité du modèle inclusif de la capitale bretonne : accueillante, créative et inclusive, elle est par endroits vilaine, peu aimable, inquiétante. Bousculée par une fracturation sociale et générationnelle qui varie fortement en fonction des quartiers, elle doit trouver les moyens de répondre à un séisme à répliques localisés de peur qu’il ne fasse tache d’huile.

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