Darknet : ce mot que l’on entend de plus en plus dans les conversations, dans les discours ou les médias. On l’associe invariablement avec la drogue, les armes ou la pédopornographie. Pourtant, si l’utilisateur y cherche de la drogue, il entrevoit surtout sur son chemin les spasmes multiples qui secouent le corps social et transforment peu à peu, mais radicalement nos sociétés. Jetons donc un coup d’œil par le trou de la serrure…
Petit guide touristique de la drogue

K., selon la formule consacrée, n’a pas souhaité dévoiler son identité. Admettons qu’il vive dans une métropole française, Rennes par exemple. Pour obtenir de la drogue, K. faisait un peu près comme tous ceux qui cherchaient la même chose. Les transactions le mettaient souvent mal à l’aise, parfois elles pouvaient lui faire peur. La plupart du temps, tout se passait en soirée, grâce à l’ami d’un ami d’un ami. Sans être un technicien, il connaissait le strict minimum pour ne pas se faire arnaquer : le prix moyen d’un gramme de cannabis, d’un para de MD, la texture, l’odeur. Parfois, il s’autorisait une certaine grandiloquence de connaisseur et parlait de meuj, de c, déclinait quelques variétés de weed comme l’amnesia, la skunk ou la purple haze.

Au pire, il restait « le contact », ce dealer qui pratiquait en libéral et en solitaire et dont on avait un jour pris le numéro. Parfois, l’homme poussait la prudence à la limite du film de gangsters. Il se faisait d’ailleurs appeler parfois Tony Montana ou, plus couramment, le marchand de sable ou le lapin blanc. La conversation se limitait à des messages cryptés où il devait être question de ramener de la salade, un CD de John Lennon, un peu de farine pour faire un cake aux légumes. K. et lui se donnaient un rendez-vous, K. montait dans sa voiture. Le temps de faire le tour d’un pâté de maisons, l’échange se faisait.

Qu’est-ce qu’un darknet ?

C’est là le problème dudit darknet : sa définition lacunaire et problématique. Tentons une approche par la négative. Le darknet n’existe pas : on parle plutôt d’un darknet ou des darknets. Pourquoi cette confusion ? Tout d’abord, parce que ramener ce phénomène en un seul lieu revient à le simplifier et à satisfaire une représentation spatiale, et donc traditionnelle, de ce soi-disant monde parallèle. Ensuite, parce qu’un darknet est confondu avec le deepweb. Or, un darknet n’est pas un deepweb. Concrètement, un darknet est un réseau privé virtuel, et n’appartient donc pas au web public. Le deepweb, appelé aussi web profond en opposition au web surfacique, désigne une partie du web qui n’est pas indexée par les moteurs de recherche : intranets, pages privées, comptes bancaires, e-mails, etc. Les statistiques varient, mais ces contenus non référencés représentaient de 70 à 96 % du web.

Quand on parle darknet, on parle forcément de TOR. Or, le réseau The Onion Routeur n’est pas, selon la définition originelle, un darknet. Pourquoi ? TOR accueille, notamment pour fonctionner, un grand nombre d’utilisateurs inconnus. Tout le monde, pourvu qu’il apprenne à y pénétrer, peut utiliser TOR. Si l’on réduit TOR à un darknet, et inversement, c’est d’abord sur le mode de fonctionnement : ce réseau est construit selon la structure de l’oignon, c’est-à-dire par couches successives et superposées, ce qui permet d’anonymiser la source de la navigation. Disons que vos données transitent par des nœuds, appelés aussi serveurs, partout à travers le monde. Si l’on confond TOR et darknet, c’est pour une deuxième raison : l’anonymat.
Jérémie Zimmerman, porte-parole et co-fondateur de la Quadrature du Net, association qui milite pour la défense d’un Internet libre et ouvert, s’est exprimé à ce sujet dans une émission de qualité, diffusée sur France Culture et malheureusement terminée : Place de la toile. Dans cette émission de 2013, intitulée « Mythologies du darknet », Zimmerman débat avec deux journalistes, Anaëlle Guiton et Olivier Tesquet. Il dénonce ce qu’il nomme un spin, c’est-à-dire une tentative d’influence, de la part des médias et plus largement de certains gouvernements et de sociétés comme Google ou Facebook, afin de discréditer le darknet. Dans la bouche de Zimmerman, ce spin relève presque de l’idéologie. Par le « sensationnalisme » qui fait du darknet un lieu de perdition, c’est surtout l’anonymat qui serait visé. Il tente une approche critique et définitionnelle du darknet :
Ce qui m’interpelle le plus, c’est qu’il n’y a aucune définition technique de ce que peut être un darknet. Quand on y pense du point de vue du technologiste, un darknet c’est la capacité de deux ordinateurs à parler le protocole de leur choix. Que ce soit en protocole chiffré ou anonymisé n’y change rien. La capacité à parler un protocole qui ne soit pas le web. Darknet, ça veut dire internet. Enfin, internet moins le web public.

Il y a encore quelques années, on reprochait à Internet de favoriser l’anonymat et sa consécution (absurde, en fait) : la cybercriminalité. Or, on l’a compris, nous sommes plus anonymes dans la rue que sur Google. Les publicités contextuelles, les cookies, le cloud, la centralisation, les systèmes fermés (sans accès possible au code source) : un moteur de recherche comme Google recueille des data, c’est-à-dire des données, sur ses utilisateurs, notamment pour les exploiter (ce qu’on appelle le data mining). En soi, le débat ne porte donc pas sur un « pour ou contre le darknet », mais sur un « pour ou contre l’anonymat ». L’argument selon lequel « si vous n’avez rien à cacher, vous n’avez rien à craindre » demeure un sophisme dangereux. Dans les ressources humaines, par exemple, le profil d’un futur employé est déjà mesuré par rapport à un algorithme de ses données personnelles : on y mesure, de manière décontextualisée, sa fidélité, sa constance, son ennui, etc. Ce débat porte aujourd’hui, chez ceux qui défendent l’anonymat, sur des notions de Foucault ou Deleuze comme la société de contrôle ou la gouvernementalité. Antoinette Rouvroy, docteur en sciences juridiques de l’Institut universitaire européen, a d’ailleurs inventé le concept de « gouvernementalité algorithmique » (NDLR : on ne saurait que trop renvoyer à la conclusion de son rapport présenté en janvier 2016 au Conseil de l’Europe, en bas de la page).

Navigation sur le réseau TOR
Évitons de parler plongée en apnée, errance numérique, circumnavigation 2.0, bas-fond ou non-lieu digitals. À dire vrai, il aura suffi à K. d’installer le logiciel TOR Browser et un VPN type CyberGhost, Freedom IP, proXPN ou PD-Proxy. Si K. décide d’aller sur un darknet pour y chercher de la drogue, c’est parce qu’il a entendu dire que « le darknet » recelait des black market (littéralement, marché noir). On l’a dit, K. n’est pas un technicien : un tutoriel ou deux suffiront pour comprendre la démarche. Il lance TOR Browser, regarde les couches par lesquelles sa connexion transite. Germany, Australie, États-Unis.
Allons pour la comparaison : pour K., ce serait comme arriver dans une ville étrangère et inconnue. Sur le réseau TOR, les URL sont compliquées, pleines de lettres et de chiffres sans rapport les uns avec les autres. Le nom de domaine : .onion. En guise de carte IGN, K. utilise The Hidden Wiki, une plateforme collaborative sur le format de Wikipédia. Là, des adresses sont regroupées en fonction des catégories.

Sur le « marketplace on TOR », des sites sont listés. Wonderland, « buy drugs such as Marijuana, Ketamine, Mushrooms – NO heroin or other drugs that destroy lives, only the good one ». Brainmagic, « Best psychedelics on the darknet ». Quelques adresses vraisemblablement liées au trafic d’armes : Used Tor Guns, EuroArms, UK Guns and Ammo. D’autres aux rencontres (et plus si affinités). Certains, qui doivent répondre à la loi de l’offre et la demande, proposent des services de botnet (réseaux de machines zombies qui peuvent, entre autres, provoquer des attaques informatiques par déni de service) ou de hackintosh (installer un système Mac, par exemple, sur un PC Windows). Unfriendlysolution ? Legit hitman service, littéralement : service légitime de tueur à gages. K. entrevoit des noms étranges et qui ne laissent rien présager de bon : Project Evil, Nucleus Market, False Identity.

K. cherche des sites francophones, et il finit par trouver une sorte de version française du Wiki, le French Hidden Wiki version 2. Pour lui, la navigation se simplifie, comme s’il avait quitté les eaux internationales. Le site précise en exergue : « Ce wiki étant hébergé par Liberty’s Hackers, aucun lien ou contenu pédophile et/ou raciste ne sera toléré ». De même, les utilisateurs sont prévenus : « Nous ne garantissons aucunement le fait que les sites référencés sont honnêtes, crédibles ou sans danger ». C’est d’ailleurs une certaine constante dans les sites que K. visite au fur et à mesure : les sites se déchargent de toute responsabilité en appelant précisément à la responsabilité des utilisateurs. Un site francophone, par exemple, écrit sur sa page d’accueil cet avertissement :
Bien que nous n’encouragions pas les activités illégales, nous estimons que vous êtes capable de prendre vos responsabilités et ne nous mêlons pas de vos affaires. Toutefois, certaines pratiques nous paraissent totalement répugnantes et ne voulant pas être associés à ces activités, il existe quelques limitations, veillez bien lire les conditions d’utilisation avant de créer un compte, des sanctions pouvant être prise en cas de non respect de ces conditions.


Les commentaires sont positifs : « Reçu rapidement comme prévu, stealth niquel, herbe de bonne qualité, une bonne amnezia », « tout parfait amné certifier », « le poids est nickel ! Commande reçu sous 48 h ! Je laisserai un feed plus tard après test ! ». Déjà, K. panique : si la drogue requérait au préalable une certaine connaissance technique, son acquisition sur un black market semble en nécessiter encore plus. Tout un vocabulaire spécifique l’entoure : escrow, PGP, wallet, feed, bitcoins. Heureusement, des tutoriels existent pour l’assister. « Nouveau ce lunar park où l’on suit l’ancien rite », comme disait Aragon ? Pas vraiment, le rituel marchand reste similaire ici ou là-bas. La qualité d’un vendeur se mesure au taux de feedbacks positifs, « deeper » signifie son rang (comme sur Amazon un vendeur premium). L’escrow est un concept intéressant qui aide à comprendre la nature de la transaction : l’escrow est un intermédiaire entre le demandeur et le vendeur. Le premier doit donner son aval pour que le vendeur reçoive son argent. La monnaie ? Traditionnellement le bitcoin. C’est à ce stade que les choses se compliquent pour K.

Bitcoin est un logiciel libre, c’est-à-dire que vous pouvez accéder au code source. Décentralisé signifie donc qu’il n’y a pas d’administrateur unique : les transactions reposent sur des nœuds et sont enregistrées dans un registre public appelé blockchain. Le particulier possède un porte-monnaie Bitcoin et une adresse sécurisée par une signature cryptographique. Des plateformes de change permettent de convertir, par exemple des euros, en bitcoins. Il existe aussi le minage de bitcoins : les mineurs « effectuent avec leur matériel informatique des calculs mathématiques pour le réseau Bitcoin afin de confirmer des transactions et augmenter leur sécurité ». Leur récompense ? « Ils collectent les bitcoins nouvellement créés ainsi que les frais des transactions qu’ils confirment ».
Son créateur, un inconnu répondant au nom de Satoshi Nakamoto, a révolutionné les transactions monétaires. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le Bitcoin, créé en 2008, n’est pas une monnaie physique. Son implication sur le monde de la finance, par exemple, serait énorme. Comme l’explique Edward Castleton dans un article paru ce mois-ci dans Le Monde Diplomatique, intitulé « Le banquier, l’anarchiste et le bitcoin », « La fintech, contraction des deux termes, ambitionne de remplacer les banques traditionnelles par des plates-formes de marché électroniques disponibles à travers une application ». Emmanuel Macron a d’ailleurs annoncé ce mois-ci la possibilité d’introduire la technologie blockchain, « afin de favoriser l’émergence d’une Bourse des PME ».

K. commande 10 grammes d’Amnesia Haze pour 85 euros, soit 0,2288 BTC. Une adresse BTC est automatique générée : elle ne devra servir qu’une seule fois. L’escrow se chargera de contrôler la transaction et touchera 8 % du prix. Un problème, cependant : il faut donner son adresse, s’entend : son adresse physique. Heureusement, il existe une pirouette : la cryptographie. Grâce à un logiciel PGP (en anglais, Pretty Good Privacy) – qu’il faut encore télécharger – K. va pouvoir crypter son adresse.

À regarder le problème en profondeur, il semble normal que darknet, bitcoin, black market ou encore cryptographie suscite des questions et engendre toute une mythologie. Les acteurs eux-mêmes y participent : sinon, pourquoi l’un des plus célèbres black market s’appelait Silk Road, littéralement Route de la Soie ? De même, surtout dans le contexte actuel, il paraît légitime que les problématiques liées au cyber-terrorisme soient soulevées. Antoinette Rouvroy et Bernard Stiegler ont raison de parler de « régime de vérité numérique » : en faisant référence à Foucault, c’est à la question d’une épistémè, de l’épistémè de l’époque, sa façon de se représenter le monde, les conditions de possibilité de son savoir, que l’ensemble de ces phénomènes contemporains ramène. D’un côté comme de l’autre, entre surveillance et contrôle, crypto-anarchisme ou anonymat, c’est toute la société qui se transforme. L’économie avec le Bitcoin, le journalisme avec WikiLeaks, la politique avec Anonymous : les exemples foisonnent. Pour K., le problème se complexifie, les prises de position se ramifient et se multiplient. Et entre-temps, l’amnésie…
Consulter le compte-rendu intégral de la première séance du 22 mars 2016 à l’assemblée nationale
Écoutez « Mythologies du darknet », l’émission de Place de la Toile diffusée sur France Culture le 30 novembre 2013
Consulter le site web Sous Surveillance
Consulter le rapport d’Antoinette Rouvroy présenté au Conseil de l’Europe en janvier 2016 :
Ci-joint la conclusion de ce rapport :
« De nos jours, ce sont, de manière de plus en plus prépondérante, les données numériques qui informent et guident l’action, dans la quasi-totalité des secteurs d’activité et de gouvernement. Les données, personnelles ou anonymes sont les nouvelles coordonnées de modélisation du social. C’est à partir d’elles, plutôt qu’à partir de processus institutionnels ou délibératifs, que se construisent les catégories à travers lesquelles les individus sont classés, évalués, récompensés ou sanctionnés, ou à travers lesquelles s’évaluent les mérites et les besoins des personnes ou encore les opportunités ou la dangerosité que recèlent les diverses formes de vie qu’elles habitent. Dans cette perspective d’un “gouvernement par les données”, comment garantir la survivance des sujets de droit ? Comment faire en sorte que les personnes ne soient pas prises en compte seulement en tant qu’agrégats temporaires de données numériques exploitables en masse à l’échelle industrielle, mais comme des sujets de droit à part entière ? ».

